Je vous la refais rapide : début des années 70, une merveille de gourmandise à des prix imbattables (ma mère achetait un Beaujolais d’exception au camion de l’UNA, en litres étoilés à 5 francs l’unité). Une anecdote : pensionnaire à Dijon dans ces années-là, mon père me donnait le dimanche soir pour ma semaine une bouteille plastique – genre eau de Contrex – pleine de Beaujolais nouveau (du 71, un litre et demi de miracle) que je partageais avec mes copains de dortoir au casse-croute du soir – de la nuit, car en taupe, on travaillait tard – avec le naturel de celui qui pense que ça ne s’arrêtera jamais. Qui a dit que la vie de taupin en pension était dure ? Puis un jour, mon père est allé faire le plein, le prix (en vrac) avait doublé, il a rempli ses cubis et a dit « Merci, mais vous ne me reverrez pas ». Toute une époque : on se rendait le dimanche avec un petit avion du club sur le terrain de Belleville sur Saône où notre fournisseur nous attendait, on chargeait notre abeille (le petit monomoteur frété pour l’occasion), et mon père en profitait pour m’apprendre le devis de centrage sur un quadriplace de tourisme. Toute une époque, je vous dis.
La descente aux enfers a commencé à ce moment-là. Elle a pris plus ou moins de temps et a fauché plus ou moins de monde, mais tous ont été touchés. Je me souviens du frère aîné de cet ami qui m’annonce, alors que je le contactais pour retrouver son cadet, qu’il a pris sa retraite et arraché toutes ses vignes faute de repreneur ! Et je repensais à ce 74 de légende dont il nous avait gratifiés le jour du départ de son fils à la conscription. Le gamin doit maintenant user ses fonds de culotte dans un bureau pendant que la mauvaise herbe envahit les coteaux de son père…Après cela, le Beaujolais est resté sinistré de nombreuses années…
Et hier, je déguste au domaine J.Boulon : un concours de circonstance, je me rendais à un concert sur Belleville et j’étais en avance. J’avais déjà senti des frémissements : le Côte de Brouilly du Domaine de Garanches, le Juliénas d’André Lassagne… Mais là, nous sommes sur du générique. Je veux bien que les vignes jouxtent le terroir de Morgon – d’ailleurs, J. Boulon a un peu de Morgon – mais quand même. Un 2011 plein, franc, suave, framboisé d’une touche, sans une once d’agressivité. Un degré idéal – 12,5° – servi par un accueil comme on les aime : pas d’ostentation, pas d’effets de manche, de la sincérité et du plaisir à recevoir ses visiteurs. En arrivant sur les vieilles vignes, le terroir parle et m’interpelle : est-ce aux sols ferriques que l’on doit cette touche de réglisse coco, plus intense encore dans son Morgon ? Je n’ai pas la réponse, mais je note ce point dans un coin de mes papilles, car ce serait, pour moi, une découverte prodigieuse. Une excursion qui ne doit pas nous faire oublier le produit de base : un Beaujolais même pas Village droit dans ses bottes et gorgé des qualités que je croyais perdues depuis toutes ces années, vendu quatre euros la bouteille. Mon sourire revient.