Ce matin, j’ai dit à ma femme que je l’aimais. Elle n’a pas eu l’air de mal le prendre, pourtant, cela va faire trente ans que l’on est ensemble. Après, rentrant du marché, je lui rapporte un bouquet de roses rouges, elle n’a pas l’air de mal me prendre non plus. Alors je me suis dit : autant aller chercher pour midi une bouteille de nos débuts. Comme elle avait préparé des souris d’agneau confites, il m’a semblé que le bourgogne s’imposait. Je ne suis pas très pourvu en bourgognes, ce sont des vins trop chers qui ne supportent pas le tout-venant. La Côte Chalonnaise reste abordable, ainsi que le vignoble de l’Yonne, mais vous pouvez oublier la Côte de Beaune et la Côte de Nuits : à de rares exceptions près, vous devez payer très cher les bons vins, et les vins simplement chers sont quelconques. Bref, à l’époque bénie où l’on pouvait acheter du Monthélie en vrac chez Andrée Taupenot, j’avais partagé avec mon frère un cubitainer de dix litres qu’il avait mis en bouteilles lui-même, et je suis tombé sur la dernière en furetant tout à l’heure. Oh, il avait bien fait les choses : bouchons longs et cachetage à la cire rouge, il ne manquait que peu de centimètres au col d’une bouteille qui m’attendait là depuis près de trente ans. En effet, dans mon souvenir, il s’agissait de vin de la récolte quatre-vingt cinq, millésime sur lequel l’étiquette de « Mise en bouteille par l’acheteur » était muette. Cela dit, le risque n’était pas nul de devoir redescendre après avoir débouché cet ultime exemplaire. Opération que j’eus bien du mal à réaliser : le bouchon long a cassé au deuxième tiers et j’ai dû en extraire les morceaux restants avec une habileté d’obstétricien pour ne pas en faire tomber dans le liquide. Enfin, on a pu le goûter le nectar : il était resté limpide malgré les ans et avait viré à une somptueuse couleur d’automne, un rubis orangé comme savent le faire les pinots qui attendent, et – soulagement – n’avait pas tourné ! Bien sûr, il s’était amaigri, bien sûr, il avait perdu l’opulence de sa maturité, mais Dieu qu’il était élégant ! Tout en subtilité, tout en touches de réglisse, de groseille, de racines, de fruits rouges, de raisin de Corinthe… Ce vin n’avait jamais connu le bois du fût, et avait pourtant traversé les ans la tête haute. Chez lui, point de sous-bois, point de champignon ou d’humus, non, mais du bois de réglisse, de la fougère, du raisin sec, du noyau. À un certain moment, ma femme me dit : tiens, voilà de la cerise ! Et elle s’était déjà évanouie, remplacée par du kirch, de la figue sèche et de la dentelle…
Autant vous dire qu’avec la souris d’agneau, ça le faisait !