Je retire ce que j’ai dit…

…dans ma première chronique « Souvent amaigri, il ne tient pas la distance, et doit être capté à sa première exhalaison ». Hier, nous étions dimanche et j’avais enfourné un rôti de porc entouré de quelques patates et oignons (pas trop d’oignon, ça rend de l’eau et ça empêche les pommes de terre de griller). Il ne fallait pas rater une des dernières occasions de déjeuner dehors et de sortir un bouteille d’extérieur. Ah oui, une bouteille d’extérieur…? Pour moi – mais c’est très personnel – c’est une bouteille qui saura résister aux conditions d’un service en extérieur : température parfois un peu élevée, vent ou courant d’air, éclairage direct, perturbation de l’attention des convives… Typiquement, l’été, il s’agit d’un petit rosé dans son seau à rafraîchir, jolie couleur, pas de prétention. Mais là, ça méritait mieux. J’ai déniché un Gigondas de Montmirail, 1996, dont le niveau avait un peu baissé. Mauvais signe, d’habitude ; en tout cas, il fallait la boire.

Ce fut une explosion : riche, confiturée, puissante, drapée d’une robe magnifique dans le soleil d’octobre, cette bouteille a enchanté ma table et laissé cois mes convives. Elle n’avait pas pris une ride et portait ses quinze ans comme un étendard, exposant une chair généreuse et une présence écrasante, l’air de me narguer : « Amaigrie, moi ? ».

Et celle du dessous ?

Encore un Gigondas. 1985 ; pas mal, non ? Domaine du Grappillon d’Or, médaille d’Or à Mâcon en 1991. Honnêtement, je ne conserve qu’un vague souvenir des circonstances qui ont conduit celle bouteille dans ma cave. Mais il me revient qu’à cette époque, souhaitant faire partager à ma nouvelle épouse – nous nous sommes justement mariés en 1985 – ma passion des flacons, je la traînais dans tous les vignobles et lui infligeais de visites de chais interminables, dont sans doute celle du Grappillon d’Or. Cela dit, c’est une jolie trouvaille : je l’ouvrirai en 2015 pour nos trente ans de mariage – sauf bien sûr si les circonstances décident de nous empêcher de les atteindre. Ce qui serait dommage, car à l’image de cette jucunditas – joie en latin – qui a donné son nom au Gigondas, mon mariage est plutôt gai.
La nature fait curieusement les choses : lorsqu’au début du siècle, le phylloxéra s’est abattu sur le vignoble de Gigondas, les vignes, qui ne résistaient pas à l’envahisseur, ont été remplacées par de fiers oliviers. Mais en 1956, la grande gelée de février s’est occupée de faire place nette de ces vergers, au moment où, grâce aux porte-greffes américains, on savait faire la nique au ravageur et refaire pousser du grenache sur ces coteaux. Depuis, on a connu une crue magistrale de l’Ouvèze en 1992 qui a un peu chatouillé les vignobles, mais dans l’ensemble, le terroir de Gigondas pète la santé !

La première bouteille en haut à droite

Gigondas 1993. Château de Montmirail, Cuvée de Beauchamp

Ma cave présente une organisation très simple : sur les deux grands côtés, Nord et Sud, trois casiers métalliques de deux fois cinquante bouteilles chacun se succèdent. Six cents places, donc. Au fond, sur le mur Est, j’ai construit en Siporex seize vastes casiers sachant contenir, en les remplissant bien, de vingt-cinq à trente bouteilles. Une cave de mille places, grosso-modo.
Je n’ai jamais eu mille bouteilles. A mon avis, au maximum, il y en a eu sept cents à un moment donné. Actuellement, je dois tourner autour de cinq cents cinquante – six cents. Bien sûr, ça se renouvelle. Les blancs secs stationnent rarement plus de deux-trois ans, à l’exception de quelques Pessac-Léognan ou Bourgognes de garde. En revanche, il me reste des rouges de quatre-vingt-trois, voire de quatre-vingt-un. Les liquoreux sont hors concours, évidemment, avec un soixante-dix sans doute encore fringant.
On ne peut pas ranger mille bouteilles au hasard : il est donc normal que je rencontre à cette position un Gigondas, puisque j’ai rangé de gauche à droite sur les casiers sud les Côtes-du-Rhône du Sud, puis les Côtes-du-Rhône du Nord, les Sud-Ouest, et enfin les Bordeaux.
1993 n’est pas une surprise non plus : c’est l’année de naissance de mon fils. Dans votre cave, les fils de votre vie s’entrecroisent : les naissances, les coups de cœur, les foires aux vins où peu d’affaires se révèlent valables, les salons visités avec des amis enthousiastes et les cadeaux que vous n’osez pas ouvrir, mais dont les circonstances ne quittent jamais votre mémoire…
Je me sers au château de Montmirail depuis la fin des années quatre-vingts, de façon sporadique eu égard aux distances qui séparent ma cave du vignoble. Mais avec une certaine fidélité, et un vrai engouement pour ce Gigondas fruité et puissant que je n’aime jamais tant que lorsqu’il exhale après vingt années ou plus, dans une robe plus qu’automnale, ces senteurs de bouquet séché et de roses fanées. Souvent amaigri, il ne tient pas la distance, et doit être capté à sa première exhalaison, mais Dieu, que de nostalgie dans ce nez !