On ne boit pas beaucoup de molette. Pas étonnant, me direz-vous : qu’es aquò, la molette ? C’est un vin blanc de Savoie. Enfin, moi, je me fournis dans l’Ain, à Corbonod. Chez Didier Poloni, pour être précis. Hier soir – on était jeudi – je me dis : qu’est-ce qu’on va boire comme blanc demain soir pour notre apéro du vendredi ? Avec ma femme on aime bien ouvrir une bouteille de blanc le vendredi. Les autres jours, on aimerait bien aussi, mais je ne sais pas où ça nous mènerait, alors on évite. Je descends à la cave, et là, je file droit dans le coin Nord-Est, celui des blancs. Toute une diagonale à partir des Côtes du Rhône du Sud ! Mais finalement, elle est vite parcourue, et la première bouteille que je distingue sur le casier du haut, c’est cette molette. « J’ai encore de la molette ? » me dis-je in petto en me saisissant du flacon pour vérifier. « Ouh là là, il va falloir la boire, ça fait déjà plusieurs années que mon beau-frère ne me fournit plus, depuis qu’il boit du vin ardéchois » (c’est mon beau-frère, qui a des loisirs, qui va chez Poloni d’habitude pour refaire le plein). Et je la mets au frais.
Ce soir je l’ouvre. Normalement, la molette a peu de couleur ; celle-ci est jaune comme un vieux chardonnay. « Craignons le pire » me dis-je de nouveau in petto (cela faisait vingt-quatre heures que je ne m’étais pas parlé in petto). J’ignore depuis combien de temps elle est là, et ce n’est pas d’un genre à vieillir. Et là, j’avance un nez prudent : superbe ! Comment ce vin peut il sentir la prune confite, voire l’eau de vie de prune, le fruit surmûri, la tarte sortant du four, alors qu’il n’a pas vu une prune à moins d’un kilomètre ? « Attention, me dis-je, les nez généreux sont souvent synonymes de bouches décevantes, dans les vieux vins ». Car il s’agit d’une molette oubliée de plusieurs années, elle qui se boit au printemps de sa sortie de cuve. J’approche une papille prudente, et là, un nouveau coup. Bien sûr, la structure a faibli, bien sûr, une acidité mordante produit une attaque exagérément vivace, mais que ce goût est exquis, champignon frais – pas le rosé, plutôt la pleurote – paille humide, et étrange, pomme et coings en mélange soutenus par un citronné qui fait plisser les yeux. Un véritable extraterrestre. Ne craignons pas les superlatifs : il me rappelle une autre bouteille oubliée, un jour, c’était un Hermitage Chante-Alouette. Rien à voir dans l’ampleur, la plénitude, la présence, mais beaucoup de similitudes dans les arômes, l’évolution, cette façon de traiter l’oxydation à son avantage ; au final, chapeau devant cette fierté d’exprimer tant de noblesse pour une si basse extraction.
Après, comme il y avait du canard au menu, j’ai bu un Cahors ; inconnu, parkerisé* à pleurer, un désastre…
*Parker : fameux bouffon d’outre-Atlantique